CRISE POLITIQUE, SOCIALE ET SANITAIRE

 EN TUNISIE

«Nous traversons les moments les plus délicats de l’histoire de la Tunisie ». C’est par ces mots que le président de la Tunisie, Kaïs Saïed a justifié vendredi 23 juillet au soir, sa reprise en main du pays, en s’octroyant le pouvoir exécutif. « Selon la Constitution, j’ai pris des décisions que nécessite la situation afin de sauver la Tunisie, l’État et le peuple tunisien », a dit le chef d’État, suscitant une vague d’enthousiasme dans les rues de Tunis et dans plusieurs grandes villes du pays. Le président de la République, Kaïs Saïed, a en outre décidé dimanche 25 juillet de geler les activités du Parlement, et a remercié le Premier ministre, Hichem Mechichi. Kaïs Saïed prend ainsi la tête du pouvoir exécutif « avec l'aide d'un gouvernement » dont il sera chargé de la composition, a-t-il précisé. Il récupère également la tête du parquet national.

L'article 80 de la constitution tunisienne

En reprenant la main sur l’exécutif, la présidence assure travailler conformément à la loi. Il utilise l'article 80 de la constitution tunisienne, qui prévoit cette possibilité en cas de « péril imminent » pour « la nation ou la sécurité ou l'indépendance du pays ». « Kaïs Saïed a indiqué avoir activé l’article 80 de la Constitution, selon lequel le président peut prendre les mesures nécessaires en cas de péril imminent menaçant les institutions et la nation », décrypte Aude-Annabelle Canesse, chercheuse spécialiste de la Tunisie au sein du CNRS.

Bras de fer avec Ennahdha: « un coup d’État  »?

Ces mesures, qui devraient être publiées sous forme de décret, ont cependant aussitôt provoqué la colère du parti parlementaire Ennahdha . Le parti proche des islamistes, Ennahdha, en effet, ne mâche pas ses mots après les annonces présidentielles. « Ce qu’a fait Saïed est un coup d’Etat que les militants du parti Ennahdha et le peuple tunisien sauront combattre », a assuré sur Facebook, selon des propos rapportés par le quotidien La Presse de Tunisie, le président du Parlement, Rached Ghannouchi. Il reproche d'ailleurs à Kais Saied de ne pas l'avoir consulté avant de prendre une telle décision, contrairement à ce que prévoit l'article 80 de la Constitution.

Dès lundi matin, des affrontements ont éclaté devant le Parlement tunisien entre des partisans du président et ceux de la formation d’inspiration islamiste. Rached Ghannouchi a débuté un sit-in devant la chambre lundi matin, en compagnie de sa vice-présidente, et de plusieurs autres députés du parti Ennahdha, précise La Presse de Tunisie. Ils voulaient pénétrer dans le Parlement, mais en ont été empêchés par l'armée, déployée sur site.

Une condition n' a pas été respectée

Les pleins pouvoirs peuvent être accordés au président après consultation du chef du gouvernement, du président de l’Assemblée des représentants du peuple et après avoir informé la Cour constitutionnelle. Une condition qui n’a pas été respectée, note l’universitaire. Et pour cause : aucun dirigeant n’a été informé. Surtout, « la Cour constitutionnelle n’a toujours pas été créée », rappelle-t-elle. « Si on ne peut pas parler directement de Coup d’État, ces décisions n’envoient pas de signaux très positifs pour la démocratie », glisse-t-elle.

Une jeune démocratie qui se cherche

En activant l'article 80 de la Constitution, Kais Saied veut mettre fin à l'instabilité dans le pays et au blocage politique permanent. Les désaccords entre président de la République et président du Parlement paralysaient la gestion du pays et les pouvoirs publics. Le Premier ministre, Hichem Mechichi, n'a été nommé qu'en septembre 2020. Il s'agissait alors du troisième chef du gouvernement en moins d'un an.

Si l'élection présidentielle de 2019 voit s'imposer Kaïs Saïed, un candidat indépendant, et plutôt progressiste, élu avec plus de 72% des voix, les élections législatives ne permettent pas de constituer une majorité absolue. «  C'est cette absence de majorité politique claire qui a nourri le blocage institutionnel », explique Béligh Nabli, chercheur associé au Centre de recherches internationales (Ceri) de Sciences Po.

« L'enjeu est véritablement de savoir qui exerce effectivement le pouvoir au sein d'un régime dont la nature est assez complexe notamment parce que la Constitution est récente, la démocratie jeune », poursuit Béligh Nabli.

En effet, le régime tunisien actuel n'est en place que depuis 2011 après que l'ex-président autocrate Ben Ali a été chassé du pouvoir lors de la révolution de Jasmin. La Constitution en vigueur est encore plus récente, adoptée en 2014. Elle prévoit un système parlementaire mixte, dans lequel le président de la République n'a que des prérogatives limitées, principalement dans les domaines de la diplomatie et de la sécurité. Ce coup de théâtre ébranle donc la jeune démocratie tunisienne. Avec cet événement, la jeune démocratie se cherche, « pour savoir si le régime politique tunisien est plutôt présidentiel ou parlementaire », analyse Béligh Nabli.

La crise politique, conséquence de la crise sanitaire

Les décisions de Kaïs Saïed surviennent après des manifestations de grande ampleur qui ont émaillé le pays dimanche, jour de la fête de la République. Dimanche, des Tunisiens exaspérés par les luttes de pouvoir et la gestion contestée de la crise sociale et sanitaire par le gouvernement, sont sortis dans la rue en dépit du couvre-feu à Tunis et dans plusieurs autres villes. Des locaux et symboles du parti Ennahdha ont été pris pour cible par les manifestants.

La grogne est aussi liée au manque d'anticipation et de coordination de l'exécutif face à la crise sanitaire, laissant la Tunisie à court d'oxygène.

Le pays, qui, en 2020, comptabilisait très peu de cas de Covid-19, enregistre aujourd’hui le taux de mortalité le plus élevé en Afrique et dans le monde arabe, selon l’Organisation mondiale de la santé. Avec près de 18 000 morts pour 12 millions d'habitants , la pandémie entraîne 150 à 200 décès par jour et asphyxie un système de santé déjà fragile. Si bien que les dons internationaux se sont multipliés ces derniers jours. Le pays a notamment connu trois ministres de la Santé différents depuis le début de la crise sanitaire.

Autant de difficultés que le président Kaïs Saïd entend désormais affronter, en se posant comme l’unique garant du pouvoir exécutif.




Jenny Chase pour DayNewsWorld