CONTRE LA LEVEE DES BREVETS

DES VACCINS ANTI-COVID-19 ?

En se déclarant en faveur, mercredi 5 mai 2021, de la levée temporaire des brevets des vaccins anti-Covid-19 conçus par les laboratoires des pays riches afin d’améliorer l’accès des pays pauvres à la vaccination, le président américain a ravi aux Européens, à peu de frais, le totem de la solidarité mondiale.« A circonstances exceptionnelles, décisions exceptionnelles », a expliqué la représentante américaine au commerce,  Catherine Tai, en annonçant ce revirement. L’affaire est pourtant plus compliquée qu’il n’y paraît. Si éthiquement la décision n’est pas discutable, elle n’aura pas d’effet pratique à court terme, alors que l’urgence est réelle.

Selon le PDG de Moderna, Stéphane Bancel, qui a lui-même déjà ouvert son brevet, la levée des brevets « ne permettra pas d’améliorer la fourniture de vaccins ARN messager dans le monde ni en 2021 ni en 2022 ». Ce projet est d'ailleurs globalement rejeté par les entreprises pharmaceutiques. L'industrie allemande s'est en effet rangée comme un seul homme derrière son champion national. Lever un brevet va créer un précédant à « l'effet dévastateur pour la recherche et l'innovation dans notre pays et pas seulement dans le secteur pharmaceutique »,a aussitôt prévenu le président de la fédération de la chimie, Wolfgang Grosse Entrup. « L'impact sur le long terme est dangereux », a aussi argué le PDG de Moderna, Stéphane Bancel tandis que le patron de Pfizer, Albert Bourla a renchéri, affirmant n'être « pas du tout » en faveur d'une telle décision.

Pourtant, les profits de l'industrie pharmaceutique ne seraient pas affectés « spécialement dans les mois à venir », assure Ian Gendler, du cabinet de recherche Value Line. Alors pourquoi les fabricants de vaccins s'opposent-ils à cette suspension de leur droit de propriété intellectuelle ?

Les fabricants de vaccins perdraient leur monopole

Pour l'heure, les brevets sur les vaccins contre le Covid-19 sont détenus par quelques laboratoires, notamment américains, qui les ont découverts ou qui se sont associés à des laboratoires qui les ont découverts. Si ces brevets étaient levés, cela signifierait que d'autres fabricants dans le monde pourraient produire et commercialiser ces vaccins, sans que les firmes qui les ont mis au point n'y puissent rien. Les fabricants craignent donc d'être privés du retour sur l'important investissement qu'ils ont dû faire lors de la phase de recherche.

Pas d' accélération de la production

D’abord parce que produire des vaccins à ARN messager est plus complexe que de se servir d'un livre de recette. La levée des brevets n'aurait en effet pas d'effet « à court et moyen terme », a argumenté le laboratoire allemand BioNTech, car la protection des brevets n'est pas le facteur limitant la production et l'approvisionnement de son vaccin mis au point avec l'américain Pfizer. « Donner aux pays qui en ont besoin un livre de recettes sans les ingrédients, les garanties et la main d'œuvre qualifiée n'aidera pas les gens qui attendent le vaccin », a aussi souligné Michelle McMurry-Heath, patronne du lobby des sociétés de biotechnologie BIO. Les usines disposant de l’équipement et du savoir-faire sont saturées ; il ne suffit pas de donner l’autorisation et la recette à d’autres pour qu’elles deviennent capables d’en fabriquer du jour au lendemain.

En effet maîtriser la technologie de l'ARN messager, à la base des vaccins Pfizer-BioNTech et Moderna, acheter les machines, mener les essais cliniques, lancer la fabrication à grande échelle, « ne se fait pas en 6, 12 ou 18 mois », a défendu le PDG de Moderna, Stéphane Bancel. La technologie inédite de l'ARN messager suppose un processus « très long » et une « expertise technique » pointue pour mettre sur pied un site de fabrication, abonde Albert Bourla. Comme ces vaccins « n'avaient encore jamais été produits, le problème est qu'il n'existe pas de telles usines dans le monde en-dehors de celles que nous avons construites », souligne-t-il.

De plus la complexité des processus de production et d'approvisionnement en matières premières explique davantage les goulets d'étranglement actuels. Les vaccins requièrent 289 composants, provenant de 86 fournisseurs dans 19 pays, fait valoir Pfizer.Le problème est en réalité celui des capacités de production dans les pays en développement, ainsi que les transferts de technologie et de savoir-faire nécessaires pour pouvoir fabriquer ces vaccins d’un modèle extrêmement innovant. L’Inde, par exemple, dispose d’une importante industrie pharmaceutique et fabrique, sous accord de licence, sa version du vaccin d’Astra zeneca, mais n’a pas la technologie pour produire les vaccins ARN messager.

Les matières premières sont déjà au bord de la pénurie

Pfizer met aussi en avant le goulot d'étranglement pour les matières premières des composants vaccinaux. « Actuellement, le moindre gramme de matière première produite dans le monde arrive directement à nos usines, et ne reste pas un jour en entrepôt avant d'être transformé en vaccin – et chaque dose, une fois la qualité contrôlée, n'est pas entreposée un jour avant d'être livrée », plaide Albert Bourla, le patron de Pfizer. « Cela signifie que si d'autres endroits commencent à commander également de la matière première, celle-ci risque de rester stockée dans leurs entrepôts en attendant qu'ils trouvent un moyen de la convertir en doses de vaccin », prévient-il.

Stephen Ubl, le président de la fédération des entreprises de recherche pharmaceutique américaine (PhRMA), soutient lui aussi qu'une telle décision pourrait « davantage affaiblir les chaînes d'approvisionnement déjà tendues et favoriser la prolifération des vaccins contrefaits ».

Un avantage juridique limité

L'avocat spécialisé, Tim Reinhard, associé du cabinet de droit commercial Osborne Clarke, rappelle dans un entretien aux « Echos », qu'il n'y a « aucun précédent pour lever un brevet de cette manière ». « La seule disposition juridique existante est la possibilité pour gouvernement d'imposer une licence, contre le paiement de droits 'adéquat' », fait-il remarquer. Cette disposition de l'organisation mondiale du commerce sur les licences a déjà été utilisée deux fois par l'Inde en 2006 pour un traitement Novartis du sida et en 2012 dans le cadre d'un traitement Bayer pour le cancer, rappelle-t-il encore.Lever un brevet aurait en outre un impact géographique limité, signale Claudia Milbradt, avocate chez Clifford Chance, spécialisée dans le transfert de technologie et le droit des brevets : « Les brevets étant nationaux, la révocation des droits de brevet aux Etats-Unis ne permettrait la production et distribution sans licence qu'aux Etats-Unis. »

Un précédent a l'effet dévastateur »

Pour le patron de la biotech new-yorkaise Acorda Therapeutics, Ron Cohen, en soutenant la levée temporaire des brevets, « Joe Biden s'engage sur une pente dangereuse et glissante ». « Quels seront les prochains brevets sur la liste à ne plus être protégés une fois que ce précédent aura été institué ? », s'alarme-t-il sur Twitter en remarquant que le cancer ou la maladie d'Alzheimer peuvent aussi être considérés comme des « crises mondiales ».

« D'où viendront les idées lors des prochaines pandémies et qui les financera si les inventeurs savent qu'ils seront de toute façon dépouillés de leurs brevets ? », enchaîne Jan Steufel, présidente de l'association pharmaceutique allemande VfA dans un entretien au « Handelsblatt ».

Lever les brevets pourrait surtout avoir un effet catastrophique : détourner les capitaux de la recherche. Qui prendra encore le risque d’investir des centaines de millions dans le développement d’une molécule, si c’est pour être privé de tout retour en cas de succès (issue moins fréquente que l’échec) ? Lever des brevets pour le Covid-19 « crée un précédent pour les crises sanitaires à venir », abonde Farasat Bokhari, économiste spécialisé dans les questions de concurrence et de santé à l'université britannique d'East Anglia. Les laboratoires pharmaceutiques, aidés ou non par les fonds publics, « n'auraient plus d'incitation à investir la prochaine fois qu'il y a une urgence ».

Pour les transferts de technologie et la délivrance de licences ciblées

En guise d'alternative à la levée des brevets, Pfizer-BioNTech privilégie les transferts de technologie et la délivrance de licences ciblées pour augmenter la production de son vaccin. Il souligne être en étroite collaboration avec plus de 15 partenaires, dont les laboratoires Merck, Novartis, Sanofi et Baxter. Associé à Pfizer pour la production de l'un des premiers vaccins ARNm, le patron de BioNTech, Ugur Sahin, a déjà indiqué qu'il n'excluait pas d'accorder des licences à des producteurs, s'il avait la certitude que le médicament serait produit avec la qualité requise.

S’il s’agit d’aider les pays pauvres, dans un double but de solidarité et d’efficacité contre la pandémie, les plus riches peuvent leur offrir davantage de doses. Et on notera une certaine hypocrisie des Etats-Unis de Biden qui, il y a peu, bloquaient les exportations d’un vaccin dont ils ne se servaient même pas...




Joanne Courbet pour DayNewsWorld